Faire de la chance une compétence, est-ce possible ? Et se pourrait-il qu’il s’agisse d’une compétence que les entrepreneurs déploient mieux que d’autres ? Ces deux questions peuvent surprendre.
En reformulant l’idée un peu différemment : sommes-nous chanceux « par chance » ? ou bien pourrions-nous l’être également par un acte de volonté ?
Chanceux, vraiment ?
Comme je le partageais dans une chronique Melcion, Chassagne & Cie il y a maintenant un an (que vous trouverez en bas de ce billet), je suis régulièrement face à des entrepreneurs qui s’étonnent de la chance qui est la leur. L’histoire des marques est ainsi truffée de cas devenus des succès, tout comme celle des inventions. Trois illustrations de cela :
- Le Post-it® : l’adhésif du Post-it est le fruit d’une mise au point ratée, d’une colle qui ne colle pas vraiment. Mais aussi d’une prise de conscience inattendue de l’opérateur chargé de la tester : le papier qui en est enduit se colle et se décolle sans trace.
- Le Nutella® : L’histoire, moins connue, est celle d’un pâtissier qui fabriquait un chocolat sous forme de bloc. À la sortie de la seconde guerre mondiale, pour faire face à la pénurie de cacao, le pâtissier décida de le remplacer en partie par des noisettes, communes dans la région. A l’occasion d’une forte chaleur, cette tablette fondit et il fut décidé d’ajuster la formule pour en faire une pâte à tartiner, avec le succès que l’on connait.
- Le Velcro : L’idée jaillit de l’observation par George de Mestral au XIXe siècle, en retirant des coques de chardons qui s’étaient accrochées à ses vêtements.
Ces anecdotes, vous en connaissez sûrement d’autres, laisseraient penser que ceux et celles qui ont bénéficié de ces hasards ont en fait eu de la chance. Des psychologues se sont penchés sur le sujet et ont constaté une chose étonnante : la capacité à repérer des éléments favorables et à s’en saisir varie très fortement selon les individus. Au point qu’on en arrive à se demander si l’attitude face à ce qui jaillit pourrait favoriser la survenue d’évènements heureux. C’est notamment le cas des travaux d’un chercheur appelé Richard Wiseman qui dirige un laboratoire de recherche et a travaillé sur la chance. Il a observé que l’habileté à repérer des éléments favorables et à saisir les opportunités varie considérablement selon les individus. Au point qu’il estime que c’est bien leur attitude qui favoriserait la survenue d’événements heureux (“lucky people generate their own good fortune”). Je vous laisse découvrir les expériences qu’il a pu mener, toutes sont éclairantes sur le sujet.
Ceci s’entend souvent la narration que les chanceux et les malchanceux font de leurs mésaventures, par exemple dans le cas de personnes qui cumulent les accidents de voiture :
- d’un côté celles et ceux qui ont une veine incroyable, et qui soulignent ne jamais avoir eu que de la tôle froissée,
- de l’autre, les personnes qui décidément n’ont « vraiment pas de bol ».
Ces récits donnent parfois l’impression que la narration relève d’un mécanisme très humain pour expliquer l’inexplicable, pour injecter une impression de contrôle (ou se défausser de l’absence de contrôle de la situation), y compris face ce que nous ne contrôlons pas (idées de locus interne et externe pour ceux qui sont intéressés).
La sérendipité : Trouver ce que l’on ne cherchait pas
À ce stade, il devient pertinent de faire un détour par la sérendipité. Ce néologisme, tiré d’un conte persan, est tiré du nom du prince Sérendip, fils du souverain d’un royaume, envoyé avec ses deux frères à l’étranger pour parfaire leur éducation. Tout au long de leur périple, ils enchaînent les aventures, recevant des récompenses inattendues pour leurs qualités d’observation et de déduction. L’histoire la plus connue est celle durant laquelle, en observant des traces dans le désert, ils devinent avoir à faire à un chameau borgne.
La sérendipité désigne le fait de « trouver » ce que l’on ne cherchait pas. Cela vous arrive probablement souvent : votre œil accroche un motif ou un détail autour de vous, et soudain une idée jaillit. Pour involontaire que soit cette trouvaille, elle doit encore être vue comme telle. Elle ne peut aller sans l’effort (mais aussi le plaisir ou la joie) de discerner l’opportunité derrière l’information ou le carambolage d’idées. Elle peut être oubliée aussitôt ou bien vous marquer, vous incitant à passer à l’action, à en faire quelque chose.
La sérendipité suppose donc une certaine disponibilité pour accueillir la réalité. C’est moins le résultat du hasard que le résultat de la curiosité. C’est un état d’esprit qu’il faut accueillir avec soin, qu’il faut travailler.
Comme le souligne Jean-Claude Ameisen qui animait l’émission « Sur les épaules de Darwin », « pour voir l’inconnu, la nouveauté, pour réaliser qu’il s’agit de ce que l’on n’a jamais auparavant rencontré, il faut d’abord accepter la possibilité de son surgissement, accepter la possibilité que ce que l’on a devant soi puisse être différent de ce que l’on attendait » (Aux origines du chocolat).
La sérendipité n’est donc pas seulement le résultat du hasard ou de la curiosité. Elle suppose un état d’esprit à cultiver avec soin, une disponibilité pour accueillir la réalité dans toute sa complexité. Non pas pour trouver par hasard, mais pour se laisser rejoindre par ce et ceux qui nous entourent.
Travailler sa Chance
Revenons maintenant à la chance. Tout comme la sérendipité, la chance n’est pas simplement le résultat du hasard. La psychologie nous le rappelle comme je vous l’ai écrit plus haut.
Ceci nous renvoie à une métaphore utilisée par un de mes grands-pères :
« La chance, c’est comme les trains. Ils passent devant nous, s’arrêtent. Tous peuvent les voir, peu y accordent réellement d’attention, et seuls certains décident de monter dedans ».
La chance est donc une capacité à identifier que ce qui nous entoure ou nous arrive contient potentiellement une ressource ou un élément favorable.
Mais comment travailler cette chance ? Comment identifier ces ressources ? Comment déclencher les opportunités et comment avancer ? Un premier chemin serait de suivre les conseils de Richard Wiseman évoqué plus haut. Pour cela, allez jeter un coup d’œil au Luck Factor et ses quatre principes.
La seconde piste est de passer l’idée de travailler sa chance au tamis de l’effectuation, cette logique d’action des entrepreneurs experts mise en évidence par Saras Sarasvathy.
Accueillir les surprises comme autant d’opportunités
Partons pour cela du quatrième principe de l’effectuation, l’accueil des surprises. Soyez attentifs à ce qui vous entoure, regardez au-delà de ce qui semble être. L’image du citron souvent utilisée l’illustre bien : certes, cela pique, et pourtant on peut en faire de la limonade.
Les surprises peuvent dissimuler des opportunités à qui est attentif, pour peu qu’on accepte de décaler le regard. Plutôt que d’éviter ce que la vie vous offre, ou de vous y adapter par défaut, forcez votre chance. La chance est au fond la rencontre de l’attention et de l’opportunité.
Le pilote dans l’avion, ou choisir l’action
En effectuation, il vous est rappelé que vous êtes le pilote de l’avion (principe n°5), et pas simplement en pilotage automatique. En choisissant d’agir, de monter dans le train, vous pouvez influencer le futur, voire le créer.
Si certains oublient très vite ces idées qui jaillissent, d’autres les prennent en note pour en garder la trace et pouvoir les utiliser. Un de mes clients le fait systématiquement sur son téléphone et relit régulièrement ces récoltes minuscules, pour en tirer parti.
Le patchwork fou, ou comment susciter des coopérations
L’un des points d’appui de l’effectuation est de partir de soi, et de ce que l’on a sous la main. Ce peut être ce que je sais, mais aussi qui je connais. Et plus largement déclencher des patchworks fous (principe n°3), des engagements. Le point de départ de tout cela est l’interaction : chaque personne que je rencontre et qui peut s’engager avec moi éclairera la réalité sous un jour renouvelé, mettant en évidence des pistes à défricher (tout comme le patchwork fou est source de nouveaux moyens et de nouveaux objectifs).
C’est en nous exposant, en interagissant que nous ouvrons des discussions inattendues. La curiosité joue alors à plein : ce que l’autre me partage et m’enseigne m’ouvrent des possibles à creuser. C’est l’idée que la chance, comme l’entrepreneuriat, est favorisée par le lien aux autres.
Exposez-vous donc à des rencontres, et déclenchez-en autour de vous également : en mettant les uns et les autres en relations, en jouant un rôle d’entremetteur entre personnes qui peuvent avoir des points d’accroche, vous ouvrez de nouveaux possibles autant pour vous que pour eux. Pour rassembler ces 3 idées en une phrase : en accueillant les surprises, en décidant d’agir, et en vous ouvrant aux rencontres, vous créez votre chance, vous la favorisez et lui permettez de survenir.
3 citations en guise de conclusion
Pour finir, 3 citations qui redisent chacune à leur manière ce que je viens de partager avec vous et auxquelles vous pourriez résonner.
« Les chanceux sont ceux qui écoutent, qui regardent, qui tissent des liens avec des inconnus, qui voyagent et s’étonnent, qui ne se découragent pas et persistent quand tout semble résister. » Yves Simon
Yves Simon est un chansonnier qui parvient en une seule phrase rassemblent tout ce qui est écrit plus haut, en ajoutant cette idée de courage à laquelle je suis sensible. Le temps pour laisser se déployer ce que nous avons semé est parfois long, s’entraîner à la chance suppose un effort et une constance à maintenir.
« De certaines personnes, on dit qu’elles ont de la chance, mais en réalité elles ne cessent de la chercher, de la provoquer, de se mettre en situation de l’accueillir aussi. C’est une disposition d’esprit, une forme d’anticipation. » Ibrahim Maalouf
Ibrahim Maalouf est ce trompettiste dont je vous ai déjà parlé et qui a écrit une Petite Philosophie de l’Improvisation à laquelle je ne peux que vous renvoyer. Ce musicien détonnant est devenu presque s’en rendre compte entrepreneur. Sans doute par sa capacité à saisir dans ce qui passe ce qui pourrait advenir et d’y consacrer son attention.
La dernière, qui bouclera ce billet, est encore une phrase de mon grand-père :
« Fou celui qui croit que la chance existe. Encore plus fou celui qui n’y croit pas. »
PS : D’autres ont écrit sur le sujet. Parmi eux, il y a Philippe Gabilliet à qui je ne peux que vous renvoyer au travers de cette courte vidéo stimulante bien qu’ancienne.
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Crédit photo : Timothy Dykes sur Unsplash