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La prise de décision : entre rationalité et intuition

Comment prenons-nous nos décisions ? Jusqu’où sont-elles rationnelles ? Quelle place donner à notre intuition ?

Ces questions, bien que semblant éloignées du contenu habituel de ce blog, sont en réalité au cœur de sujets tels que l’entrepreneuriat ou la transformation des organisations. En effet, comprendre comment fonctionne notre cerveau (et celui des autres) est essentiel pour améliorer notre façon d’avancer.

La mort de Daniel Kahneman il y a quelques jours, le 27 mars 2024, a déclenché la rédaction de ce billet, dérivé d’une chronique réalisée dans le cadre de Melcion, Chassagne et Cie (en bas de ce billet).

Je vous propose donc de nous pencher sur ces sujets sur de la prise de décision et de la rationalité humaine, en nous mettant à l’écoute des travaux de Daniel Kahneman et de ceux, complémentaires, d’Olivier Houdé.

L’être humain : un être rationnel ?

Pendant longtemps, l’idée dominante était que l’être humain était avant tout un être rationnel, capable de prendre des décisions réfléchies, en analysant de manière logique et objective les informations dont il dispose. Qu’il était au fond un Homo economicus.

Cependant, notre expérience prouve souvent le contraire : nous constatons au quotidien que nos choix ne sont pas toujours aussi rationnels que nous aimerions le penser. Des chercheurs, notamment Daniel Kahneman et Amos Tversky, ont remis en cause cette vision idéalisée de la rationalité humaine en mettant en lumière les limites de nos capacités cognitives. Plutôt que de considérer l’être humain comme parfaitement rationnel, ces chercheurs ont exploré la manière dont nos intuitions, émotions et biais cognitifs influencent notre processus de décision. Leurs travaux ont notamment donné naissance à l’économie comportementale, montrant que même les décisions économiques ne reposent pas uniquement sur des calculs rationnels.

Daniel Kahneman et les deux systèmes de pensée

Commençons par Daniel Kahneman, auteur de Thinking Fast and Slow (en français, Système 1, Système 2, les deux vitesses de la pensée). Psychologue et économiste, il a reçu en 2002 le prix de la Banque de Suède, qui vaut prix Nobel d’économie pour sa théorie des perspectives (Prospect theory), présentée avec Amos Tversky en 1979.

Son point de départ était de questionner l’idée largement répandue selon laquelle l’être humain serait par nature un être rationnel.

Il a mis en évidence la cohabitation de deux systèmes de pensées distincts à l’œuvre dans notre cerveau. Son point n’est pas de décrire notre cerveau en zone géographique (neurosciences) mais d’illustrer comment nous naviguons entre deux modes, avec chacun leurs caractéristiques propres, leurs avantages mais aussi leurs inconvénients.

Système 1, ou « Fast thinking »

Le Système 1 correspond à une pensée intuitive, automatique et rapide, le « fast thinking ». Basé sur des heuristiques acquises par l’expérience, ce mode de pensée nous permet de prendre des décisions instinctives au quotidien de manière efficace.

Mais Kahneman pointe aussi les limites du Système 1. En privilégiant la rapidité, nous commettons parfois des erreurs de raisonnement. Les heuristiques peuvent biaiser notre perception et se révéler inadaptées pour décider. On parle dans ce cas de biais cognitifs.

Pour illustrer ses propos, Kahneman avait l’habitude de poser à ses étudiants le désormais fameux problème du coût d’une batte et d’une balle. Avec des résultats décevants, y compris auprès d’étudiants brillants. La question posée était : « Une batte de baseball et une balle coûtent 1,10 dollar. Si la batte coûte un dollar de plus que la balle, combien coûte la balle ? » (Je vous renvoie à la vidéo de la chronique Melcion, Chassagne & Cie pour avoir le fin mot de l’histoire).

Système 2, ou « Slow thinking »

Le Système 2, plus besogneux, est basé sur des raisonnements logiques et des réflexions conscientes. C’est une pensée statistique, que Kahneman nomme « slow thinking ». Il s’agit d’un mode réfléchi, qui suppose un effort et qui consomme beaucoup plus d’énergie que le Système 1. En contrepartie, il permet de faire face à des problèmes qui ne sont pas évidents, et aboutit à des réponses exactes.

C’est en mobilisant le Système 2, que la plupart des étudiants parviennent à la bonne réponse à la question évoquée plus haut.

Équilibre entre Système 1 et Système 2

Kahneman souligne que le Système 1 domine, qu’il est le recours le plus naturel. Il se construit dans le temps long et se nourri de notre expérience et de nos apprentissages. Il est d’ailleurs le fruit d’une forme d’automatisation de notre Système 2. A l’image de la conduite automobile. Apprendre à conduire suppose un entrainement coûteux, qui mobilise lourdement notre attention, mais permet de le faire ensuite sans même avoir à y penser : plus besoin de guetter les signaux d’un moteur en surrégime pour comprendre qu’il faut changer de rapport. Et on parvient même à parler avec notre passager sans se perdre.

Cela pose toutefois des soucis : Trop souvent, nous nous fions au Système 1 sans y penser, y compris à tort. Quand je dis à tort, c’est qu’il nous arrive de penser agir avec raison, alors que nous tirons en fait des conclusions hâtives, conduisant à des décisions erronées.

Je vous renvoie en exemple à un type d’heuristique particulière proposée par Nassim Taleb, lorsque celui-ci décrit notre propension à mettre en récit ce qui nous arrive, à voir des causalités, à (nous) raconter des histoires : Hier, j’ai traversé la rue. J’ai vu un chat. Je me suis dit qu’il allait faire beau. Et maintenant, chaque fois que je croise un chat en traversant la rue, je pense qu’il va faire beau. Cette tendance à créer des récits causaux nous fait croire que puisque nous pensons avoir compris le passé, nous pouvons prédire le futur.

Olivier Houdé et le système d’inhibition

Olivier Houdé, psychologue et neuroscientifique français, spécialiste du développement cognitif propose un troisième système, crucial : l’inhibition. Celle-ci nous permet de résister à nos intuitions (ou ce que nous croyons être une intuition) et d’activer le slow thinking lorsque la situation l’exige. Et c’est cette capacité d’inhibition qui démontre selon lui une véritable rationalité.

Olivier Houdé considère que l’intelligence humaine ne se réduit pars à la combinaison d’ un algorithme et d’une heuristique. Il souligne que nous pensons avec nos cœurs, notre corps et avec nos émotions. Kahneman ne dit pas autre chose lorsqu’il explique que la cognition est incarnée : notre corps nous aide à penser.

Houdé va toutefois un pas plus loin : Non seulement notre corps nous aide à penser, mais nos émotions sont fondamentales, en ce qu’elles nous envoient des signaux pour arbitrer entre ces deux modes de pensée.

Si le Système 1 est efficace au quotidien, il ne peut suffire seul lors de prises de décision complexes ou inédites. Notre capacité à freiner le Système 1, à inhiber nos intuitions pour réfléchir de manière analytique, a un rôle capital : c’est au fond une faculté d’arbitrage entre nos Systèmes 1 et 2, que Olivier Houdé qualifie de Système 3.

Le Système 3 proposé par Olivier Houdé vient compléter les Systèmes 1 et 2 de Daniel Kahneman
(visuel @Olivier Houdé)

Nos émotions alertent notre Système inhibiteur. La peur, le doute, l’anticipation d’un regret ou la curiosité nous interpellent et nous incitent à activer le Système 2 plutôt que de suivre notre intuition. Pour Olivier Houdé, nos émotions font donc pleinement partie de notre intelligence. Ou pour être plus précis, l’un des fondements de l’intelligence réside dans la capacité à arbitrer entre les différents modes de pensées, au risque sinon d’aller toujours au plus rapide.

Implications et enseignements

Les implications de ces travaux me paraissent considérables :

  • Tout d’abord, nous serions plus rationnels que ce que nous pensons, à condition de savoir faire appel à notre capacité d’inhibition quand la situation l’exige.
  • Ensuite, l’intelligence humaine ne peut se résumer à des algorithmes ou à notre seule intuition : c’est dans l’arbitrage habile entre nos différents systèmes cognitifs qu’elle réside.
  • Cela sous-tend aussi que la rationalité n’est pas un état mais un apprentissage : nous pouvons éduquer notre système inhibiteur, en prenant l’habitude de résister à nos intuitions sur des sujets complexes ou qui nous sont inconnus. C’est là tout l’enjeu d’un enseignement visant à développer un esprit critique.

En faisant un pas de côté que je refermerai aussitôt, cela éclaire également pour moi une des limites actuelles de l’intelligence artificielle, qui s’appuie sur d’immenses bases de données. Sans capacité d’inhibition pour questionner la limite des inférences qui émergent, l’IA risque de subir ce qui s’apparenterait chez un humain à un biais cognitif, manquant alors le réel et à sa complexité, butant sur ce qui fait aujourd’hui la subtilité de la cognition humaine. (Je vous renvoie par exemple à ce que partage régulièrement Yann Lecun).

Dans un podcast de 2019, Olivier Houdé décrivait tout cela de en quelques phrases : « Savoir quand inhiber ces heuristiques » va devenir « décisif pour le big data et l’Intelligence artificielle ». Ces grandes bases de données créent des biais cognitifs car plus elles « sont grandes, plus leurs mécanismes d’apprentissage sont statistiques. […] Rien de pire que les statistiques pour nous enfermer dans des automatismes […] erronés. Il faudra […] inventer des ordinateurs qui ont un cortex préfrontal », capables de choisir d’inhiber ces heuristiques, ces raccourcis statistiques.

Mais revenons à notre sujet et rassemblons tout ceci en quelques enseignements :

  • Si le Système 1 nous permet de prendre des décisions efficaces et économes en énergie, ses conclusions ne sont fiables qu’en moyenne. En cas de décision critique, le danger est grand.
  • Le Système 2 nous aide à prendre des décisions ajustées, en mobilisant une énergie significative mais en réduisant notre capacité d’attention. Ce qui s’avère couteux physiologiquement et difficilement soutenable. Nous devons donc être parcimonieux dans son usage.
  • Pour Olivier Houdé, cette approximation des heuristiques mal gérés clarifie d’ailleurs ce qui s’apparente parfois à des erreurs de raisonnement : le recours abusif et inconscient au système 1 relève d’un défaut de logique, faute d’un recours suffisant à ce système 3 d’inhibition.

Que retenir

En conclusion, pour améliorer nos prises de décisions, cela permet de proposer plusieurs pistes d’améliorations :

  • Se souvenir que vous êtes plus rationnels que vous ne le croyez, sous réserve de naviguer entre les 3 systèmes
  • Mobiliser, développer et éduquer notre système de contrôle inhibiteur (Système 3)
  • Faire confiance à ses émotions comme signal d’alarme : dès lors que quelque chose se passe dans votre corps, prendre le temps d’identifier ce qui se joue.
  • Cultiver son intuition dans son domaine d’expertise, mais s’en méfier dans l’inconnu. Notamment en identifiant les situations nouvelles ou mal définies, qui nécessitent un recul critique.


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